
É-pui-sés!?
Contributions

Si la vie a toujours quelque chose d’un combat, nos blessures contemporaines ont souvent pris la forme de l’épuisement. Burnout professionnel, fatigue parentale, effondrement psychologique, éco-anxiété, retrait informationnel, désintérêt politique, épuisement du souffle démocratique… Dans un paysage où la nature elle-même voit ses ressources siphonnées sans limite, nous nous éreintons sur le tapis roulant d’une course sans fin promettant le succès au plus productif, au plus performant, au plus informé, au plus adaptable, au plus résilient. Le portrait du vainqueur fantasmé est un puzzle composé de selfies innombrables autant qu’éphémères: des images personnifiant jeunesse, luxe, célébrité, paysages de rêve; réussite professionnelle, parentale, sexuelle, amoureuse; avec pour légende des appels à la réinvention de soi et des avis tranchés sur la marche du monde.
Au bord de la route, l’équipe de secours du développement personnel propose aux coureurs de fabriquer leurs propres sparadraps. Mais qui nous oblige à courir? Sommes-nous victimes, ou parfois complices? Pouvons-nous prendre des chemins de traverse? Où retrouver des énergies? Comment rester en lien avec le monde, ses images, ses réseaux, sans s’effondrer ni devenir insensible? Et puis d’abord, qui a tiré le départ? Qui a intérêt à nous faire courir ainsi derrière nous-mêmes, quitte à nous épuiser?
Éditos

Et si on soufflait une bonne fois?
“Un jeune parent sur cinq en détresse. Charge mentale, manque de sommeil, la parentalité use jusqu’à l’épuisement.” La manchette du Soir du 17 avril, rapportant le dernier baromètre Partenamut, n’est que l’ultime épisode de cet état de fait qui s’impose de plus en plus dans la société européenne: nous sommes à bout de souffle.

La Vie insupportable
La vie insupportable, comme une cagoule qui gratte, un robinet qui fuit, une alarme qui n’en finit pas de sonner. La vie un casting de trop, un énième date, un rêve vendu par un vendeur qui a des insomnies. La vie couché, ni vivant ni mort, la vie comme l’œil fermé des façades des villes, la vie une prière contre le licenciement économique.
Nouvelles

Kamel
BENCHEIKH
La Fatigue pèse comme une solitude infinie
Le vent soufflait en bourrasques sur les quais de Seine, soulevant les feuilles mortes en tourbillons fauves. Assis à la terrasse d’un café, Rachid fixait la surface grise du fleuve, un café refroidi devant lui. L’hiver parisien lui était toujours apparu comme un défi, une forme d’épreuve silencieuse qu’il devait surmonter. Ce soir, pourtant, il se sentait vidé. Fatigué de la lutte. Fatigué d’écrire, de débattre, d’argumenter face à une société qui semblait sombrer dans le repli.

Massimo
BORTOLINI
Épuisements
On sortait à peine du séisme qu’avait été la pandémie de 2020; un séisme aux multiples répliques, il y avait eu la propagation du virus, les morts, les malades, les services de soin mis à terre, les milliers de travailleurs et de petits entrepreneurs indépendants qui avaient tout perdu en quelques semaines et puis l’après, avec ses troubles sociaux, la violence qui éclatait de-ci de-là, il avait fallu faire avaler des couleuvres à tout le monde ou à peu près; tout le monde avait perdu quelque chose, et quand ce n’était pas de l’argent ou une situation, c’était de la dignité. Il avait fallu des mois pour que la société se remette en marche. Pendant les mois qu’avait duré cette catastrophe mondiale, beaucoup avait imaginé que l’après serait l’occasion de repenser nos modes de vie basés sur la surconsommation et la surexploitation.

Nicolas
BOUCHEZ
Une chambre dans le jardin
Je suis arrivée dans la nuit. La clé était dans une petite boîte devant la maison, avec un code, comme indiqué dans l’appli. L’intérieur était fidèle aux photos. Ma chambre était dans le jardin, dans une petite cabane avec de grandes fenêtres. Le reste de la maison était partagé avec l’hôte, Mercedes. Elle devait être de sortie.
Épuisée du voyage, j’ai posé mes affaires dans un coin de la chambre.

Nathalie
BOUTIAU
Temps de pause
Ce temps que tu consacres à te regarder dans le miroir, sans bouger, c’est comme un temps de pause, un arrêt sur image. Ce temps est figé dans la lumière. Au-dessus du meuble de la salle à manger, il y a un portrait de toi encadré. Je le regarde, il m’indique que le temps a passé. Qu’en as-tu fait?

Éric
BRUCHER
J. H.
Il y a l’étendue à perte de vue de terre rouge, sèche, craquelée. Les rocs, les poussières, les végétaux âpres et ras. Sorte de vide brûlé. À l’horizon, la perspective de montagnes abruptes et crénelées. Comme un désert frappé par la puissance du feu. Le soleil, depuis toujours peut-être, à la verticale. Une route traverse l’étendue. Ruban d’asphalte lancé en avant, à travers le défilé des monts déchirés, avec ses flaques de lumière, ses réverbérations pareilles à des eaux tremblant dans l’atmosphère. La route va loin, déroule son goudron vers l’horizon, là où une ligne imagine la limite, et disparaît en ouvrant le ciel. La chaleur pèse, fait vibrer l’asphalte, provoque des mirages troublant les perspectives.

Valentina
CASADEI
Dis-huit mètres carrés
Chaque matin, l’église devant chez moi me tire du lit à huit heures trente pile. Depuis deux ans, j’ai arrêté de mettre mon réveil, les cloches s’en occupent à ma place. Et puis, il y a la vie des voisins, ceux de l’escalier de droite, avec leurs enfants qui courent partout, construisent des cabanes avec des chaises et des couvertures, et parlent à leur ami imaginaire de l’autre côté du mur, sans savoir que, de l’autre côté du mur, il n’y a personne.

Manon
CELINO
Le Blues de l’actrice
J’aurais voulu être une artiste… mais c’en est trop! J’en ai assez. Tous ces mails laissés sans réponse, toutes ces heures passées à me filmer, à me photographier, à demander, à supplier, à attendre, en vain. Toutes ces heures de figuration, payées au lance-pierres, pour être finalement, comme par hasard, dans des scènes coupées au montage. Demain, cette fois, j’arrête.

Sophie
CHETRIT
À l’envers
Vous enquêtez sur Paul? Alors écoutez-moi bien. Je sais que ce que je vais vous dire est difficile à croire, mais il est là, en bas. Suspendu. Il a enlevé ses vêtements et il se repose. Il a l’air détendu. Je dirais même… heureux. Aussi heureux, peut-être, que le jour où il a été recruté comme consultant.

Olivier
CHOLEZ
La Théorie du plot
C’était un mercredi de septembre, avant l’équinoxe. J’avais pris mon après-midi pour m’acquitter de quelques tâches rébarbatives, et profiter des dernières heures de l’été. Mon rendez-vous chez le dentiste avait été indolore et rassurant, les impôts consentaient à me faire un remboursement de cent soixante-quatorze euros, mon ex acceptait que j’emmène notre fils à la Biennale d’art contemporain sur son week-end, dans un message qui commençait par bonjour et se terminait par merci, la température dépassait encore les vingt degrés après dix-huit heures, une légère brise soulevait la jupe de la fille devant moi pour laisser apparaître par intermittences un fragment de tissu blanc, c’était ce qu’on pouvait appeler une belle journée. Et pourtant, je pensais à la mort.

Gérard
CLECH
Le Double Syndrome
Je me savais fragile, mais je craignais de ne pas être suffisamment Japonais pour les syndromes qui m’ont frappé. Je dis bien les syndromes et pas le syndrome. Ils sont en effet deux et je me suis renseigné, la probabilité d’avoir à les subir l’un et l’autre consécutivement frisait le zéro absolu.

Coraline
CROQUET
À la croisée des chemins
Courir toute une vie, le regard rivé sur l’horizon.
Et arriver là.
Sur ce pont, suspendu entre ciel et gouffre, une valise dans une main, une boussole dans l’autre, j’étais perdu. Littéralement.
J’avais beau la fixer, l’aiguille de ma boussole s’affolait, incapable de se stabiliser. Comme si le monde s’était égaré ou que la Terre avait perdu le nord.

Christo
DATSO
Erreur 404
Il y a quelques jours, Brigitte me racontait un épisode du film Roma de Fellini sur la féérie des autoroutes. À l’occasion d’un embouteillage de tous les diables, quelque chose d’inattendu se produit, un pique-nique géant improvisé sur les capots des autos, dans une furieuse allégresse entre engueulades et embrassades. J’en parlais avec une copine au début de la soirée d’anniversaire de David.

Cécile
DE MOOR
Réflexe d’éjection forte
Ça y est, on s’est encore disputé.
La sage-femme, l’autre jour, m’a prévenue: si vous continuez comme ça, il va finir par vous quitter… J’avais fondu en larmes. J’avais accouché une semaine plus tôt. Mes hormones étaient en pagaille. Elle s’était excusée, en me tendant un mouchoir. Elle avait dit ça pour mon bien. Parce qu’elle m’aimait bien.

François
DEGRANDE
La Terrible Histoire de Dieudonné Raider
Dieudonné éteignit la télévision. Jamais il n’avait entendu autant de mensonges. Il se félicitait du clap de fin sur son cercueil politique. Ses échecs étaient prémédités. L’essentiel était de donner l’image que la politique ne voulait plus de lui. Il se resservit une coupe de Champagne. Les bulles le ramenaient à son rêve d’enfant. Devenir directeur de la plus grande porcherie du pays.

Yves
DELBAR
Le Souple Pas du renne dans la neige profonde
Si c’était à refaire j’aurais entamé d’autres apprentissages et formations pour devenir éleveur de rennes en Laponie, par moins 30°, loin de la ville, du tohu-bohu, du bruit (mon Dieu, le bruit!), et écouter dans une sorte de silence un pépiement par-ci, un glapissement par-là, un ululement au loin, un jacassement sporadique et, bien sûr, le souple pas du renne dans la neige profonde.

Pascal
DELOGE
Pourquoi? Comment?
Ma fusée filait pourtant entre étoiles et planètes d’un train de sénateur, les saluait superbement au passage. Dans le hublot, l’astre de ma destination enflait, lisse et rebondi comme une fesse, sans tourbillon dépressionnaire autour ni rien du tout. Du gâteau! Du nectar! Et après, job accompli. Retour a casa et dolce vita ad vitam aeternam!

Jocelyne
DESSEILLE
Quelque chose
Paulo-Tim n’oublierait jamais qu’à l’âge de dix ans, quand il avait vu arriver le bus 555, il ne s’était pas méfié. Pourtant, sa mère lui avait prédit des ennuis en avalanche s’il touchait à l’horrible cagoule dont la laine lui grattait le front, provoquant de cuisantes démangeaisons.

Patricia
d’ABRIMONT
Prélude… et fugues
Tout avait paru étrange, singulièrement troublant à Sirena, ce matin qui s’annonçait pourtant radieux en ce début de printemps.
Comme à son habitude, elle inspecta les petits faits et gestes du jardin en tirant les rideaux, puis ouvrit brièvement la fenêtre pour faire pénétrer l’air filtré par les derniers effluves d’une nuit lunaire.

Gerardo
FERRO
Le Vendeur
Le vendeur atterrit sans encombre devant la porte du bâtiment. Il est dix heures moins dix à sa montre. Juste à l’heure. Le vol l’a quelque peu décoiffé, alors il ajuste sa veste et sa cravate, lisse ses cheveux d’une main, saisit fermement sa mallette et s’apprête à entrer.
À côté de l’ascenseur, une femme tient un chien dans ses bras. Elle le regarde, consternée, par-dessus son épaule. Le chien se met à aboyer, et le vendeur se sent mal à l’aise. Les portes de l’ascenseur s’ouvrent. Il analyse rapidement la situation et opte pour les escaliers plutôt que de monter à côté de l’animal.

Michelle
FOUREZ
La Chaise
Nous éclatons tous de rire: oui, il s’est assis sur la chaise mouillée!
Arthur vient de l’asperger, la chaise, avec l’éponge servant à effacer le tableau noir. Il se met debout, le prof, l’empoigne, la chaise, la lève bien haut sans un mot et la lance vers nous qui sommes assis là dans la classe, un sourire narquois sur les lèvres.

Charles
GARATYNSKI
Patho-intelligentsia
Il fallait faire vite; se dresser sur le garde-corps et sauter. Peut-être que son ami allait surgir de nulle part et le secourir au dernier moment. Il y a toujours des imbéciles qui veulent vous empêcher de crever. Mais Émile voulait-il vraiment mourir ou seulement voir quelques mains amicales le tirer de la rivière? Il douta encore.

Geneviève
GENICOT
Le Problème de Robert
Pour la deuxième fois, la voix du maître nageur s’élève dans l’air étouffant, au-dessus des cris: Robert est attendu par sa femme et ses filles à la piscine principale! Robert, on vous attend! Conformément au principe d’Archimède, le corps de Robert subit en ce moment une poussée verticale vers le haut égale au poids du volume de fluide déplacé; c’est ce qu’on appelle “faire la planche”. Il a les yeux ouverts sur le ciel.

Isabelle
GIRAUDOT
Le Hasard fait bien les choses
La vie d’Agathe était très ordonnée, rangée, ordinaire, presque parfaite et… parfaitement ennuyeuse. Il n’y avait pas de place pour l’imprévu. Aucune fantaisie ne venait se glisser dans des journées qui se ressemblait toutes. Agathe rangeait ses chaussettes par paires sans aucune fantaisie et sans jamais en égarer une seule.

André
HOTTE
Être et rester fashion
Katharinha, avec un K et deux H, met la dernière touche de décoration à son appartement. Il faut que tout soit parfait pour épater ses amis. Pas que les intéresser, vraiment les époustoufler jusqu’à la planète Mars. La chanson Fashion de Lady Gaga joue à tue-tête pour l’inspirer. Un succès rétro des années 2010 dont la mélodie et le rythme la séduisent énormément. Elle chante les paroles en se dandinant pendant qu’elle ajuste la teinte des lumières de son mur vidéo. Elle programme la séquence des couleurs, des nuances et des fondus de ses animations favorites.

Vladimir
ISSAKOVITCH
Le Plus Épuisé des deux
“Les livres cela prend la poussière”, murmurait notre gouvernante, une consœur en bien plus jeune de la mythique “Elyse” du best-seller “The Housekeeper”. Yasmina nous avait été envoyée par “Dalida fée du logis”, agence de services à la personne installée face à notre immeuble.

Marie-Gabrielle
JEAN
Au coin du Pôle, l’aventure
— Plutôt rien que cet appart, j’vous dis! Votre magnifiqueplan HLM, vous pouvez vous l’garder; avec les murs en papier d’clope qui vont avec! Moi, j’préfère encore la vie dehors.
Les bras ballants, en bon petit soldat de la cause sociale, Jenny accepte sans broncher le verdict de l’allocataire rebelle.

Jean-Pierre
LEROY
Entre terre et ciel
Belgique, 1997. Le jeune Thomas incarne le personnage de Galilée dans la pièce mise en scène par son école. Cependant, il ne fera pas du théâtre son métier. Il rêve d’imiter son héros italien. Mais l’astronomie implique de travailler la nuit. Il deviendra donc plutôt ingénieur physicien.

Patrick
LOWIE
Portrait onirique d’Olga Vaz
Les Tesla fondent en silence dans le désert, le golfe du Mexique asséché par une malédiction, pendant que des âmes fébriles s’écoulent dans les fissures d’un quotidien chaotique. Sous le ciel d’un bleu névrosé et impossible, les cyclistes édentés et sans jambes continuent leur course effrénée vers un horizon qui recule devant rien et à chaque respiration.

Gérard
LÉPINOIS
Zombifier fatigue
La question de l’épuisement du sens est intéressante, en ce sens — point trop épuisé? — qu’il n’y eut jamais de sens totalement plein ou vide, mais que la capacité de faire sens, de constater, adhérer, critiquer ou combattre un sens quelconque — soit plus qu’une signification — peut fort bien se dévitaliser, s’amenuiser pour diverses raisons.

Fabien Philippe
MARIE
Ghiblification
Il en avait assez… assez… assez de cet océan à débordements infinis où s’éteignaient les dernières lueurs authentiques… lassé de cette fatigue où chaque imitation engendrait son propre spectre… Un abattement profond le traversait comme une flèche suspendue, jamais n’atteignant sa cible. Il contemplait son visage-témoignage d’humanité arraché de son cadre sacré, dépouillé de son mystère fondamental, réduit à une collection de points, de vecteurs froids, de mesures sans chaleur véritable. Son âme, flamme ancestrale, désormais marchandise liquide qui s’écoulait dans les circuits du nouveau commerce de l’esprit.

Jean-Claude
MARTIN
La Côte
La côte! Elle n’a l’air de rien à première vue. Mais rares sont celles et ceux qui ont pu la franchir. Ou ne l’ont jamais dit… Il y a toujours un moment où elle vous asphyxie, vous oblige à poser pied à terre, à regarder le sommet en pensant qu’on ne l’atteindra jamais. À renoncer. Redescendre. Et on en reste humilié jusqu’à la prochaine tentative.

Annie
MASQUELIER
Une année de Vitale Sorgente
La neige est tombée aujourd’hui.
Moi aussi je suis tombé, tombé du podium en septembre dernier alors que le public m’applaudissait, pendant que le présentateur m’accueillait: “Vital, celui que vous attendez, celui qu’il ne faut plus présenter… Le top model vedette des défilés SooShow.”

Boris
MERLE
Drôle d’ambiance
Alors voilà. Ça y est. On y était. En pleine crise, je veux dire. Avec les deux pinglots dedans. Jusqu’au cou d’après. Tout à cause des milliards de jaunes qui nous coupaient les robinets. Puis, aussi, des coups de pruneaux que les cow-boys à la manque de l’autre côté de l’Atlantique prévoyaient de balancer pour le plaisir de nous faire danser la gigue sous le feu de leurs pétards. Bref, on était cernés entre deux fesses quoi.
Et, ça n’allait pas chier droit…

Anna Alexis
MICHEL
À l’Ouest
L’écran clignotait, le téléphone sonnait, et devant elle, une demi-douzaine de collaboratrices impatientes les bras chargés de dossiers urgents s’agglutinaient tel un déferlement de vagues prêt à la submerger. Elle avait jonglé, couru, validé, répondu et corrigé pendant des mois. N’était-elle pas l’efficacité incarnée, la femme qui ne faillit jamais. La femme aux super pouvoirs, celle de la série en noir et blanc de son enfance, celle aux bracelets d’argent qui arrêtait toutes les balles?

Livio
MILANESIO
Capitulation
Il m’attend debout, sur la terrasse qui donne sur la cour. Les mains derrière le dos, le chien assis à ses pieds, les pieds dans des pantoufles, des pantoufles de feutre.
C’est un avril chaud comme un été, pourtant il ne renonce pas au débardeur en laine, aux pantalons en velours, aux pantoufles en feutre.

Brigitte
MOREAU
Le Café des ombres
Clara abat sa main sur le bouton du radioréveil. Elle rate son coup, recommence. Les yeux toujours fermés, elle soupire et se retourne, remonte la couette sur son visage. Elle ferait mieux de se lever tout de suite, mais elle ne peut s’empêcher d’attendre la sonnerie suivante. Elle dispose de sept minutes pour rester bien au chaud, pour se lover dans ce cocon douillet qui s’est creusé au fil de la nuit et qui épouse si bien les formes de son corps.

Elisa
NOVIC
Basses saisons
Tu dois laisser du temps au temps. L’organisation est jeune, on a toujours pris le parti de la développer selon le principe de sérendipité. Ça te parle? Pour faire simple, on navigue à vue et on voit où ça nous mène. C’est important de garder une part de flou. Cela nécessite évidemment des qualités certaines de lâcher-prise. Cela n’a pas l’air d’être ton fort, le lâcher-prise, est-ce que je me trompe?

Miguel
PASCUAL ACHESON
Le Nid
Avant, Gregor se levait du lit et se préparait un café avec la bouilloire qu’il gardait sur sa table de chevet. Ça lui manquait. Il attrapait rapidement la première tasse propre à portée de main, faisait bouillir de l’eau, la versait et ajoutait une cuillère de café instantané. Ensuite, il enfilait un costume et quittait la maison à 8 h pour attraper le train du matin qui s’arrêtait près de son bureau. Entre-temps, il s’aspergeait le visage d’eau pour être bien réveillé avant d’aller travailler.

Françoise
PIRART
Le Pied
Je montai quelques marches, poussai la porte. Il régnait dans la boutique une atmosphère particulière. Tout était vieillot, en parfait anachronisme avec notre époque. Les chaussures démodées pour hommes et femmes exposées en vitrine, le comptoir, la caisse-enregistreuse, le papier peint à fleurs et le parquet, les deux petits fauteuils bergères jumeaux, le canapé capitonné velours grenat

Bob
POLLEN
Ramasser sa peine
Camille tient sa centième lettre de refus. “C’est tellement mal écrit que votre texte en tombe des mains”.
Aucune formule de politesse du comité de lecture ne vient atténuer la méchanceté du commentaire. Les mots pour décrire son travail sont si durs qu’il lui semble que toutes les substances de son corps se sont répandues sur le linoléum de sa cuisine.

Sandy
POUVREAU
La Course
Tic, tac. Assise dans une pièce, elle tentait vainement d’accrocher son esprit au son entêtant de l’horloge murale.
Tic, tac. Tandis que les minutes filaient, elle contempla les personnes assises à ses côtés. Visages, fermés. Regards hagards. Toutes des femmes jouant leur propre rôle dans cette scène d’attente.

Jean-Luc
RAHARIMANANA
Roman d’une île
Parfaite journée. Rideau de jambes parfait. Ça passe. Ça ne casse jamais. La marche des abrutis. Bientôt je serai oiseau. Je ne marcherai plus dans ce bitume pourri. Brume parfaite du gasoil. Qui respire dans ce pays? Qui? Ça pète. Ça dévoile son cul. Brume parfaite. De la pourriture. L’horizon n’est en rien l’horizon qu’une parfaite toile où rien ne doit changer.

Adeline
RAQUIN
Hawwah
Un brusque assombrissement. L'orage plane au-dessus de la vieille R5 que j'ai trouvée dans la grange, sous un drap encrassé. J'ai arraché le drap à la bagnole. La poussière est montée à plusieurs mètres, comme en lévitation. J'ai traversé le nuage de fumée, mis le contact, par miracle elle a démarré. La médaille de saint Christophe collée au tableau de bord et la branche de buis bénite, peut-être.

Philippe
REMY-WILKIN
É-pui-sés!?
Le banc, projeté avec force, s’est écrasé à quelques centimètres de sa tête, mais Raphaël demeure étonnamment calme. Pas de cri, de tremblement, de paroles ou de gestes hystériques. Pourtant, à cet instant, dans la tête du jeune professeur de français, quelque chose se déplie et déploie. “Ne donnez pas de perles aux pourceaux!” a dit Jésus.

Jean-Marc
RIGAUX
Carbonisé
Vandergraaf était détendu. Jamais il n’avait été aussi détendu. Couché. Sur son lit. Son dernier lit.
Il était encore chaud. Plus pour longtemps. Il le savait. On sait ces choses-là.
Il ne lui restait plus qu’à passer le temps. Le temps qu’il lui restait. Le sable accélérait sa course dans le goulot qui le faisait passer du haut vers le bas. Rien ne pouvait arrêter cette chute.

Liliane
SCHRAÛWEN
La Péremption d’Alceste-Dieu
Il y a des jours où l’on est bien forcé de sortir de chez soi. Plus rien dans le frigo, juste un vieux quignon de pain, deux tranches de fromage vaguement moisi et trois pommes ratatinées. Dans l’armoire qui me sert de bar, à peine assez de Gin ou de Vodka pour un tout petit verre. Quant à ma provision de clopes, elle se réduit à trois ou quatre paquets.

Fabrice
SCHURMANS
Quelques leurres dans la vie de G. L. Barnum
Fissa, fissa, mon vieux! Je suis presque en retard! Là, vous voyez Philippe, il est 9 heures du mat. Deux heures de boulot déjà. Je me suis levé à six heures avec une de ces pêches! Coralie m’a demandé comment je faisais. Tu dors si peu. Il faut te ménager. Pense à moi, à la petite. C’est pour toi, pour elle, que je boulonne jusque tard, pionce cinq heures et fonce tout au long de la journée.

Doris
SÉJOURNÉ
Le Chagrin sans pitié
Le 10 juin 1968, deux étudiants en cinéma filment la reprise du travail aux usines Wonder de Saint-Ouen après trois semaines de grève. Ils saisissent à la volée les larmes et les mots d’une jeune ouvrière les bras croisés sur sa poitrine comme une armure:
— Non, je ne rentrerai pas, je ne rentrerai pas là-dedans. Je ne remettrai plus jamais les pieds dans cette taule. On est dégueulasse jusque-là, on est toute noir.

Marie-Pierre
TACHET
Une vie de chien
Rachel a longtemps cru qu’un cours de yoga le dimanche et cinq fruits et légumes par jour lui garantiraient une bonne santé, comme sa grand-mère Monique avait longtemps cru que la messe le dimanche et cinq avés par jour la conduiraient au paradis.
Parfois pourtant, le cours de yoga n’était qu’un item sur sa liste, quelque chose à faire entre le repassage et la boulangerie. De plus en plus souvent, les repas équilibrés qu’elle préparait à l’avance pesaient sur son estomac sans lui apporter l’énergie promise.

Arthur
TIMA
Au bureau
Il n’y avait personne, au bureau, à cette heure de la nuit. Pour s’éviter tout désagrément, il avait désactivé l’alarme avant de pénétrer dans l’open space désert.
Ça grouillait de monde en journée, ici. Chaque bureau était occupé par un employé. Les gens circulaient entre eux pour échanger. On entendait le martellement des doigts sur les claviers, les voix dans les micros, parfois une imprimante ou les sonneries de téléphones.

Anne-Sophie
TIRMARCHE
Funambule
Maman t’aime plus que tout mon trésor. Maman a une grande nouvelle à t’annoncer. Dans le ventre de maman, il y a une petite graine qui grandit petit à petit. Et dans quelques mois, tu auras une petite sœur ou un petit frère. On va être bien, tous les quatre. Maman prépare déjà la chambre pour accueillir bébé.

Ralph
VENDÔME
Une part de poubelle
Je m’apprêtais à quitter le bureau lorsqu’il surgit dans l’open-space. Ce type ne laisse rien passer. Il voit le doute s’insinuer dans nos esprits avant même que nous en prenions conscience. Aussitôt il est là. Il nous parle, nous remotive. Il nous remet sur la voie du succès. Un patron parfait.

Jean-Loup
WASTRAT
Concentrés sur l’essentiel
—Salut! Nicolas?
Elle est passée sans me voir, quelques instants plus tôt, tout occupée à me chercher à une table où je n’étais pas.
—Salut! Morgane?
Sourires. Ce mot, “Salut”, que je n’utilise jamais.
Je lui préfère de loin “Bonjour” ou “Bonsoir” si l’heure l’exige. Parfois un familier “Hello!”, plus sympa pour entamer la conversation.

Yannick
ZIEGLER
Le Grand Sommeil
La civilisation sombrait sous le poids de son propre épuisement. Cet affaiblissement s’était insinué entre les structures sociales, insidieusement, décomposant les synapses de la psyché humaine. Le phénomène se précipita lentement, génération après génération, comme une dégénérescence inéluctable. Ce ne fut pas une chute, mais une suffocation, une extinction douce, imperceptible, de toute énergie vitale.









